L’homme qui murmurait à l’oreille des IA
Mercredi dernier j’assistais à Comptoir IA, un événement créé par Nicolas Guyon and friends qui réunit à Paris des acteurs, observateurs, et spécialistes de l’IA. Glovy, qui fait de la génération d’images, est présenté et propose l’idée de rémunérer les créateurs d’images pour leur style plutôt que pour leurs images créées individuellement comme cela peut être le cas sur Shutterstock et autres plateformes. Idée nouvelle de ma modeste perspective et qui appelle trois réflexions: l’humain se distingue de la machine par sa singularité, notamment créatrice, cela induit des changements organisationnels importants et des perspectives de monétisation inédites.
Les algorithmes d’intelligence artificielle ont profondément révolutionné le marketing digital à partir des années 2015. Afin que ces algorithmes fonctionnent, la recommandation que tout le monde a déjà entendue mille fois est de nourrir les algos avec des données de qualité et en grande quantité. Un objectif, un budget, un coût cible, beaucoup de données sous la forme de conversions et vogue la galère. Cela crée d’abord un fort sentiment de frustration chez les annonceurs qui ne comprennent plus comment exercer leur contrôle, démontrer leur valeur ajoutée par rapport à “la machine”.
Mais dans la liste des choses que les annonceurs peuvent encore faire figure une excentricité : la possibilité d’uploader des “hints” pour que l’algorithme apprenne sur les caractéristiques des conversions souhaitées. Par exemple, vous vendez des bijoux fantaisie et vous achetez du marketing à la performance : vous indiquez au système ce qui permet de mener à bien votre objectif, à savoir une conversion, un achat. Mais ces informations de conversions ne disent pas grand chose sur la composition de votre audience cible (par exemple les femmes citadines entre 20 et 45 ans), en tous cas, a priori, pendant la période d’apprentissage. Si vous disposez de ces informations dans votre CRM, vous pouvez les suggérer à l’algo afin qu’il apprenne plus vite et trouve des leads similaires sur les réseaux. Les suggestions guident donc l’algorithme dans la bonne direction. Elles sont une indication sur la destination souhaitée en complément de la destination dont on fait la prédiction qu’elle sera atteinte. Les suggestions sont comme les rênes des chevaux de Sancho Panza et Don Quichotte en route vers le château. Le cheval c’est l’IA, le château votre objectif, Don Quichotte est Chief Marketing Officer, et vos rênes sont les suggestions que vous apportez au système pour arriver plus vite à votre objectif: un peu plus à droite, un peu plus à gauche, accélère, arrête-toi, j’aperçois des gentes dames dans cette auberge !
Pas facile à expliquer : “alors, uploadez ces informations dans le système, ça va l’aider sans doute, ça apportera de la performance incrémentale peut être, ça accélèrera le processus d’apprentissage certainement”. Ésotérique et incertain parce qu’il est difficile de visualiser les bénéfices incrémentaux de l’entreprise de suggestion. Et pourtant ce mécanisme représente la subtilité de la contribution humaine, sa singularité créative, utile complément de la “bêtise” des masses de données, qui sont génératrices d’intelligence à la seule condition d’être des masses.
Les implications de cet état de fait sur les organisations sont nombreuses : plutôt que de conduire les chevaux, il faut murmurer à leurs oreilles. Et le murmure, par sa singularité, représente un élément concurrentiel plus différenciant que l’avoine auquel tout le monde a accès, ou presque. Le danger c’est que la perception du potentiel d’un murmure est inférieure à celle de la volonté de toute puissance et de contrôle à laquelle nous avons tous été habitués dans des systèmes déterministes. Une organisation IA vertueuse, verrait dans ce murmure un fort potentiel et mettrait en œuvre les actions nécessaires à sa pérennisation voire son industrialisation. Ce qui fait la force d’un faible murmure ? C’est le fait qu’il contienne en puissance votre désir, ou dans des termes plus triviaux votre objectif business. Or comment les plateformes d’IA peuvent-elles vous satisfaire (et vous facturer) ? En vous rendant service, à savoir en vous aidant à atteindre votre objectif.
Ajustement du rôle de l’humain face à l’IA mais aussi nouvelles perspectives de monétisation du digital dans laquelle il y a le prix (la valeur qu’on lui accorde) et il y a l’objet (ce qu’on veut financer). L’objet texte n’ayant quasiment plus de valeur (en tous cas le texte du web aspiré par les LLMs), il faut remonter dans la chaîne de valeur (quand par exemple Open AI signe un partenariat avec le New York Times) ou changer l’objet de la monétisation. Je ne te paie plus pour ta production individuelle (tes photos) mais pour la substantifique moelle qui en fait des objets originaux (leur style). Plutôt que de modifier l’objet de la monétisation, on peut changer sa nature.
La valeur est ainsi déplacée de la connaissance des règles vers l’influence des algos, de la maîtrise d’un métier vers l’art de suggérer des actions à la machine, du tactique vers le stratégique et du pluriel des masses vers le singulier de la créativité. Une constante cependant apparaît ici : une recherche, un objectif, une suggestion, une allusion, (hints and prompts auraient le même champ lexical) sont consciemment ou inconsciemment le fruit de votre désir. Et connaître votre désir, c’est l'opportunité de le satisfaire. Et le satisfaire, c’est l’opportunité de le monétiser. Si les LLMs représentent une menace concurrentielle (existentielle ?) pour les moteurs de recherche, c’est bien parce qu’ils ciblent le même or : votre désir. D’un côté, la singularité de votre contribution humaine, votre style, vos intentions deviennent peut être encore plus valorisables dans une distorsion d’un monde dominé par l’IA qui verrait la valeur des données de masse s'amenuiser et celle des données singulières s’accentuer. De l’autre, c’est cette singularité qui est l’objet de toutes les convoitises sous la forme d’une search box ou d’une prompt box, aspirateurs à désirs tous puissants. Dans tous les cas, cela invite à un réajustement de votre rôle, business ou individuel, face à la machine : de tacticien, vous devez vous élever au rang de stratège. Devant l’impression de simplicité d’une adoption de l’IA se cache en définitive un redoutable exercice d’introspection, par-delà les gadgets superficiels.
On devrait nous payer pour prompter, pas l’inverse.